Octobre 2023

Après plus d'une heure de navigation tranquille, le GPS nous annonce que la destination est maintenant proche. Nous sommes à l'arrière du bateau entièrement équipé attendant le moment de la délivrance. Lourdement harnachés, les sangles nous scient les épaules, les combinaisons enserrent les cous, les masques nous forcent à respirer par la bouche, le roulis nous oblige à nous tenir solidement, bref c'est parfaitement inconfortable. Au top départ, nous basculons dans l'élément liquide. C'est la délivrance dans le bruit effroyable des bulles d'air qui explosent et de la surface qui s'ouvre sous notre poids dans une gerbe d'écume blanche. Quelques minutes d'inconfort et violence sont le prix à payer pour accéder au monde sous-marin. Petit à petit, au fur et à mesure de la descente, le rythme cardiaque ralentit, la respiration se calme, le bruit des bulles se fait plus régulier, discret. Le dialogue interne est plus présent, plus lent. Vient, après une longue chute, l'apparition du fond qui capte alors notre attention et nous fait oublier les petits tracas que nous venons de subir.

À cette profondeur, c'est la douce nuit de velours bleutée presque noire qui nous entoure. Le relief sous-marin, plus sombre que l'eau, se détache pourtant nettement. C'est un promontoire richement recouvert par les organismes marins qui se dévoile à nos yeux. En levant la tête, il est encore possible de distinguer une faible lueur plus claire loin au-dessus. Devant nous apparait dans le faisceau de nos lampes un Nouveau Monde. Nous sommes toujours sur terre et pourtant, dans un univers différent ou le haut et le bas n'ont plus autant d'importance ou même les couleurs et les formes sont autres. La vie exubérante explose littéralement, ne laissant aucun espace de libre.

D'énormes Gorgones pourpres aux extrémités jaunes en rangs serrés déploient l'éventail de leur ramure formant une forêt inextricable. Les tiges torturées, rouge sang tirant sur le pourpre, se dressent verticalement et semblent alimenter d'un flux vital les branches jaune intense piquetées par des centaines de minuscules polypes blancs. Nous glissons devant elles pour rejoindre plus bas le fond sous-marin. Quelques Anthias, comme pris de folie, virevoltent en tout sens devant les majestueuses ramures éclatantes de vie. Ballet grandiose et inoubliable à la fois.

Un Rouget-barbet, aux écailles ourlées délicatement par un trait sombre, surgit tel un diablotin puis, pris de remords, s'enfonce au sein de la profonde futaie "Gorgonesque". Il rejoint d'un coup de sa nageoire caudale un Chapon à l'oeil vif et rond qui attend en embuscade. Sa robe est une véritable oeuvre abstraite faite de taches blanches et brun orangé parsemée de petites excroissances de peau. Ses nageoires pectorales, sur lesquelles il prend appui, sont largement déployées afin de soutenir son corps massif.

Nous arrivons sur le fond en pente douce. Un large tapis d'Oursins lances rouges recouvre le substrat de maërl. Ce nom bizarre pour le terrien, mais connu des aquanautes, est difficile à prononcer. Il désigne des accumulations d'algues rouges calcaires vivant librement sur des fonds sableux ou vaseux. Au milieu de ce champ hérissé de piquants, un Gorgonocéphale s'épanouit tel un roi sur son trône. À quelques distances de là, une petite Gorgone verruqueuse, d'un blanc immaculé, est plantée solitaire à la base du relief.

Nous remontons lentement pour observer des Éponges cavernicoles jaunes qui ont trouvé un emplacement dans un couloir étroit entre les Gorgones pourpres. Plus haut, un nuage vaporeux d'Anthias anime le paysage. Ce petit poisson est omniprésent sur les reliefs. Dans un trou en partie masqué par les Gorgones vit une Langouste aux antennes interminables et à l'oeil inquisiteur. Toujours en remontant nous passons devant une Anémone buissonnante entièrement blanche avant d'atteindre le sommet du sec.

Il est maintenant plus que temps d'amorcer notre remontée et de quitter le "monde du silence". Parachute envoyé, nous rejoignons le premier palier. Le Pendeur descend prestement vers nous. C'est en toute sécurité que notre Palanquée commence sa lente dérive accrochée sous le bateau qui est ralentie par deux ancres flottantes. Une Sériole juvénile et esseulée nous rejoint et tourne vivement autour de nous pendant de longues minutes. Une Méduse oeuf au plat remplace notre sympathique petit voisin qui a pris le large en quête de nouvelles rencontres.