SS Thistlegorm

On ne forge pas un navire comme on forge une serrure. Un navire, c’est un pari lancé à la mer. Une promesse d’aller là où les hommes hésitent encore.

En 1940, dans les entrailles métalliques d’un chantier écossais, un monstre d’acier prend forme. Il s’appellera SS Thistlegorm — "Chardon bleu" — comme un hommage discret aux brumes du Nord. Mais il n’est pas né pour les fleurs. Il est né pour la guerre.

126 mètres de coque dense comme une prière muette. Un cargo armé, flanqué de canons, chargé de vivres, de véhicules, de fusils, de bottes, de motos. Un ventre plein d’efforts, d’outils, et de destins empilés.

Il glisse vers le sud, salue le Cap d’un panache de vapeur. Puis l’océan Indien le prend, lent et vaste comme un soupir. Il franchit Aden, s’engage dans la mer Rouge, en route vers Alexandrie.

Mais à Suez, un ventre de fer gît en travers. Le canal est fermé. Alors on s’arrête, là, dans le détroit de Gubal, entre deux souffles du monde. On jette l’ancre. On attend. Rien de plus.

La mer est chaude, docile. Les hommes fument en silence.

Et sans qu’on le sache encore, le Thistlegorm a trouvé là son linceul.

SS Thistlegorm

Il y a des nuits où la mer se tait. Et puis, il y a celle du 5 octobre 1941.

Deux ombres glissaient là-haut, sans bruit, comme deux requins d’acier cherchant une proie. Des Heinkel He 111, venus de Crète, chargés de feu. Ils ne cherchaient pas le Thistlegorm. Ils voulaient un navire de guerre, un transport de troupes. Mais dans cette rade paisible, c’est lui qui brillait sous la lune, énorme, vulnérable.

Alors ils ont lâché.

Deux bombes. Deux jugements.

La première a frappé la cale n°4, près de la poupe. La seconde a suivi, et avec elle, tout s’est embrasé. Les munitions ont parlé avant les hommes. Le ventre du navire s’est ouvert. Une lumière rouge a mordu la nuit. Puis plus rien. Il s’est brisé comme un fruit trop mûr, et la mer l’a pris. Sans lutte. Sans plainte.

Avec lui neuf vies. Quatre marins. Cinq artilleurs. Disparus en silence. Leurs noms flottent encore, là-bas.

Puis, le silence. Un long silence de vingt ans.

Le sable, d’abord. Puis les poissons. Des pneus s’endormant à côté de fusils. Des bottes à côté de bottes. Des motos, rouillées, devenues roches vivantes. Et plus loin, posées comme deux bêtes massives qu'on aurait abattues en pleine course : les locomotives, soufflées du pont, reposent là, de travers, l'acier encore tendu.

Le Thistlegorm devient un mausolée. Personne ne le sait. Sauf la mer.

Jusqu’au jour où le commandant au bonnet rouge, entend parler de cette épave oubliée, quelque part au large de Ras Mohammed.

Il y va. Il voit. Il comprend. Mais il ne dit rien.

Il filme, bien sûr. Il prend des notes. Mais il garde le secret. Peut-être par pudeur ou par orgueil ou bien encore par égoïsme. Ou peut-être parce qu’il sait ce que nous savons tous, quand on a vraiment connu la mer : certains lieux ne supportent pas qu’on les nomme trop vite.